Une note de lecture à propos d'Histoires de psychoses (David F. Allen), par Dominique Marin


Lecture de Histoires de psychoses. Du sujet divisé au sujet-marchandise de David Frank Allen *

 

On sait l’importance de William Shakespeare pour Freud. Il aurait commencé à le lire très tôt. En 1897, Freud invoque la figure d’Hamlet pour justifier son abandon de ses neurotica, la thèse d’une séduction sexuelle réelle systématique subie par ses patients, au profit du fantasme. On comprend la place qui lui est accordée dans le premier chapitre, “ William et William ”, le plus long de l’ouvrage de David Frank Allen. L’auteur fait d’Hamlet le marqueur de la subjectivité moderne, celle du sujet divisé. Loin de tenir les propos schizophréniques d’Hamlet pour ceux d’un sujet en perte de réalité, un fou, Allen souligne, citations à l’appui, combien Hamlet s’ingénue à se faire “le prince des équivoques ” pour mieux dénoncer le nouvel état du royaume depuis le meurtre de son père, le roi du Danemark. Freud a très tôt souligné l’identité de structure de La Tragique histoire d'Hamlet, prince de Danemark avec l’Oedipe roi de Sophocle, à quelques nuances près. Ces nuances sont le fruit du travail de la culture que souligne Allen : la naissance du sujet divisé pris dans le drame du désir inconscient.

Une thèse fondamentale des Histoires de psychoses tient à l’attention que porte son auteur sur les manifestations de la forclusion du sujet induite par la montée du discours capitaliste depuis le début du siècle passé, les différents totalitarismes du XXe siècle en étant la parfaite illustration. Il rejoint, sans en faire mention, le propos de Lacan dans « La troisième » sur le discours capitaliste : « Y’a qu’un seul symptôme social : chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant [1] ». C’est ce que reprend, à sa façon, Colette Soler dans le résumé de son cours de janvier 2001 en parlant de « l’effet de schizophrénisation [2] » provoqué par la profusion d’objets de consommation qui, désormais, commandent les sujets.

Pour explorer ce nouveau désordre du monde, Allen attire notre attention sur le romancier américain William S. Burroughs, 1914-1997, dont il livre quelques extraits, révélant une écriture mêlant drogue, crime, prostitution et fiction d’anticipation, le tout dans un univers aux aspects chaotiques. Pour Allen, Burroughs entérine la disparition du sujet divisé au profit d’univers déshumanisés et de réification. Ce terme, la réification, est un signifiant maître des Histoires de psychoses. De fait, l’auteur considère les productions artistiques délirantes de Burroughs comme de véritables interprétations d’une nouvelle ère dominée par la forclusion du sujet. Sa recherche propose une lecture attentive de plusieurs auteurs d’horizons parfois très différents, des délirants ordinaires ou pas, connus pour leurs écrits. Notons, James Frame, dont rend compte l’ouvrage dirigé par Allen, dans Les Carnets asilaires [3] ; ou encore le psychiatre psychotique François Klein ; Spike Milligan (1918-2002), humoriste, écrivain, musicien, poète, dramaturge et acteur irlandais sûrement affecté de psychose maniaco-dépressive ; de même, l’acteur britannique, Peter Cook, (1937-1995), dont Allen nous livre des extraits de ses sketchs plutôt noirs et grinçants. Pamis les patients d’asile cités, il faut sans doute attribuer à Gaston G***, une mention spéciale. Après avoir passé des années dans différents hôpitaux psychiatriques français, Gaston G*** a laissé par écrit un de ses projets, « L’Île de la Délivrance », une société imaginaire régie par des lois absurdes et tyranniques, dans laquelle la soumission absolue de chaque sujet ne garantit rien.

Impossible de recenser en quelques lignes toutes les références examinées sans perdre le fil rouge de cet ouvrage inspiré par le psychiatre hongrois, Joseph Gabel, (1912-2004), et sa thèse menée en France, La fausse conscience - Essai sur la Réification. Gabel a travaillé sous la direction d’un autre psychiatre d’importance, Eugène Minkowski (1885-1972), un des plus grands psychiatres de sa génération d’après Gabel, R.D. Laing et G. Lantéri-Laura. L’influence de Minkowski sur Gabel passe par la notion de rationalisme morbide, un autre signifiant maître des Histoires de psychoses. En effet, Allen nous propose tout simplement d’examiner la part de folie, et elle est grande, qui nourrit les idéologies. Ainsi écrit-il : « Le rationalisme morbide suppose un arrêt de la relation dialectique entre un sujet (psychologique et social) et le monde, ou encore l'ambiance d'une situation donnée (soirée entre amis, bureau de poste, etc.). Le sujet psychotique cherche en lui-même une logique, une façon de faire, un système. Ce système a valeur de certitude - toute critique à son encontre est dangereuse, ou du moins irrecevable ; ainsi les êtres humains sont perçus de façon logique, mathématique et quantifiable. La quantification abolit, de par son propre mouvement, adialectique et anhistorique, l'idée même d'un « sujet »[4] ». Ainsi, Histoire de psychoses se compose de plusieurs chapitres entièrement dédiés à l’histoire du rationalisme morbide.

Le parti pris de David F. Allen se mesure sans doute dans la conclusion de son livre qui explique la raison des nombreuses lectures dans son parcours et qui fait signe de son éthique : prendre au sérieux les écrits des dits-fous, tout en proposant de considérer davantage l’existence de psychoses réussies. Tout un programme !  

« De toute évidence certains sujets, cliniquement psychotiques se montrent beaucoup plus lucides dans leurs analyses de notre monde que les commentateurs officiels. Tout comme Hamlet, ils ne sont pas tenus par les semblants - ni par les illusions et les mensonges qu'une partie du monde cherche à maintenir à la manière des fables pour enfants.

Ils peuvent - enfin - très souvent dire vrai [5] ».

 

Dominique Marin 



* D. F. Allen, Histoires de psychoses. Du sujet divisé au sujet-marchandise, Paris, Éditions Nouvelles du Champ lacanien, Coll. « Clinique », 2025.

[1] J. Lacan, « La troisième », inédit.

[2] C. Soler, “ L'angoisse du prolétaire généralisé”, Link 9, site de l’EPFCL, archives.

[3] Sous la direction de D. F. Allen, Les Carnets asilaires - James Frame. Une figure oubliée de la psychothérapie institutionnelle écossaise, Paris, Éditions Nouvelles du Champ lacanien, Hors collection, 2024.

[4] D. F. Allen, Histoire, Histoires de psychoses - Du sujet divisé au sujet-marchandise, op. cit., p. 125.

[5] Ibid., p. 190.