Une lecture croisée de Deuil à rebours (Y Goldberger) et Dessins et maux d'enfant (MJ Latour) par Kristèle Nonnet-Pavois

 

Lecture croisée de Deuil à rebours d’Yvette Goldberger et Dessins et maux d’enfant de Marie-José Latour [1].

 

 

 

Outre leur contemporanéité éditoriale, outre les liens de travail qui unissent les deux auteures, dans l’après-coup de leurs lectures, se sont imposés des points de rencontre entre ces deux ouvrages publiés aux ENCL. Quand un cheminement en croise un autre.

 

 

Cheminements

Yvette Goldberger fait le récit d’un itinéraire, le sien. Cet itinéraire débute par son expérience clinique auprès d’enfants gravement malades. Psychologue en service de médecine pédiatrique, puis en onco-pédiatrie, sa pratique est pensée, travaillée et transmise par des écrits, publications articulant théorie et clinique à propos de sa pratique qui touche au plus près la mort et le deuil. L’itinéraire se poursuit, Yvette Goldberger va rencontrer la littérature hongroise et notamment des écrivains hongrois du 21ème siècle. Elle en devient une passeuse en écrivant cette fois-ci sur ses lectures.

Entre un lieu et un autre lieu, il y a un chemin à parcourir. La question de ce qui apparente ses différents écrits- les psychanalytiques et les littéraires - en voulant les unir dans un ouvrage interroge Yvette Goldberger. Sa question touche aux connexions entre ses deux grands sujets d’écriture, le deuil et l’amour pour la littérature hongroise (YG 63). C’est en écrivant à nouveau qu’Yvette Goldberger s’engage dans une construction à rebours, hors d’un fléchage directionnel et temporel établi, pour ne pas céder devant la question qui s’impose.

L’écriture est un « support ». Après avoir « [écrit] avec le plus de rigueur possible sans exclure l’émotion » (YG 26) pour des publications en lien avec sa pratique clinique, c’est avec ce qui va resurgir de l’histoire de sa famille d’origine hongroise et juive et sa tragédie liée au génocide et aussi avec les contingences de la vie, qu’Yvette Goldberger se saisit de ce qui se réveille là chez elle. « Écrire s’impose désormais » (YG 67) et Yvette Goldberger décide de [s’]abandonner à l’engendrement inventif du langage, de donner corps à l’écriture » (YG 17) tel qu’elle nous l’annonce en introduction de son livre.

 

 

« Un bras indisciplinable se lève et fait signe[2]. »

Marie-José Latour nous emmène dans ses itinéraires de psychanalyste. Analyste s’enseignant des analysants qui s’adresse à elle, analyste à l’étude d’une lecture assidue du Séminaire et des écrits de Lacan, analyste s’accompagnant de « ceux qui ont laissé près d’eux leur enfance se pencher » (MJL 16).

 

Parmi ses compagnons d’écriture, Pascal Quignard. Marie-José Latour en lectrice attentive nous pointe dans ce qu’extrait Quignard ce qui relève « d’un positionnement analytique » (MJL 48). D’ailleurs, notons dès maintenant que la question éthique, celle de la responsabilité de l’analyste, traverse l’ensemble de l’ouvrage de Marie-José Latour.

Quignard donc, au cœur du chapitre au titre dont l’équivoque dit la finesse clinique de Marie-José Latour, De la part hantée à l’apparentement. Pour cerner ce que Lacan parlant de la parenté avance avec le terme d’apparentement, Marie-José Latour formule cette question « Ne faut-il pas prendre la mesure de ces fantômes pour trouver une place parmi les siens ? » (MJL 41) Avec Quignard, celui qui « fouille la trace » (MJL 46) de l’affiliation. Elle poursuit : « Le symptôme n’est-ce-pas ce à quoi celui qui parle a confié, à son insu, la trace de ce qui reste non traduisible, de ce qui ne passe pas au langage ? Cela même qui entre deux langues ne se laisse pas transporter mais qui signale le lieu précieux de l’entre. N’est-ce-pas ce que Freud nomme Verdrangung ? ». Puis, plus loin, « Comment traduire ce qu’aucun langage ne porte ? N’est-ce-pas cela qui demeure de l’enfance ? Non pas tant une ruine que cette sédimentation que laisse l’intraduit. »

N’est-ce pas de cet entre et de cette sédimentation dont il s’agit dans la question d’Yvette Goldberger ?

 

 

Sédimentation, lalangue

De sa découverte de la littérature hongroise, « lorsqu’ [elle] a été frappée d’amour par les écrivains hongrois », Yvette Goldberger ne sait pas vers où ils vont l’emmener. Après les débuts, après la lecture d’auteurs qu’elle range du côté des « initiateurs », il y aura la rencontre avec d’autres livres, d’autres écrivains, « les révélateurs », contingence encore, qui « [l’] ont renvoyée sans ménagements à une forme de parenté, qui n’est pas sans rappeler cette proximité obscure […] éprouvée autrefois vis-à-vis des familles et des enfants malades à mort. » (YG 100)

 

De ce que du réel, de l’impossible Lacan a cherché à éclairer, Marie-José Latour ne s’en détourne pas. Ses questions au travail apparentent une pratique analytique avec des écritures littéraires. À ce qui ne peut pas se dire, à l’épreuve du réel, Marie-José Latour prête son oreille de lectrice et de clinicienne. Sa pratique d’analyste, dont son ouvrage témoigne, s’oriente à la lumière de l’enseignement de Lacan, en mettant en évidence « le fait primordial de lalangue, du bouillon de langage comme parenté » et « ce qui de la parenté ne se traduit pas, […] cette dimension de dépôt de jouissance » (MJL 50).

 

Le cheminement d’Yvette Goldberger avec la littérature hongroise et la drôlerie qui la constelle (YG 214) l’a fait passer par « ce réel sans pourquoi et sans merci » (YG 86) pour aller aux « joies de la langue, berceau hongrois » (YG 132). Cela ne sera pas sans la lecture d’Imre Kertész, Béla Zsolt, Éva Heyman, Miklós Radnóti.

« Hommage à ceux qui avaient décidé de ne pas voiler les terreurs du gouffre » (MJL 59), tel que l’écrit Marie-José Latour en hommage à Yves Bonnefoy.

 

 

S’astreindre, faire avec le noir

Yvette Goldberger et Marie-José Latour sont chacune clinicienne, accueillantes de la parole de petits sujets en proie avec les questions qui les tourmentent, accueillantes de la parole de « ceux que la mort recherche et ceux qui recherchent la mort » (YG 33).

 

Car, il y a le noir, « cet être insaisissable [devant lequel] on invente des histoires » (MJL 74). « Voir le noir », cette peur source de l’angoisse comme le dit une petite fille affectée de graves insomnies (MJL 75). Il faut toute l’expérience d’une analyste formée à l’École de Lacan pour nous adresser son positionnement : « Pourquoi les enfants ont raison d’avoir peur de l’obscurité » (MJL 73). Et de nous rappeler que, quand bien même, toute la bienveillance parentale et toutes les rééducations n’y pourront peu pour amener cette enfant à « apercevoir la lueur des ténèbres » (MJL76).

« Ce noir inqualifiable n’est-il pas à la fois une sorte de retenue du sens prêt à déferler mais aussi une réserve envers le sens ? Ne revient-il pas au psychanalyste de soutenir cette réserve ? ». Et de poursuivre, « Écrire la nuit, noter l’inexprimable, porter le soleil de son obscurité, faire face à l’énigme sans convoquer les fantômes ne sont pas choses aisées. […] L’analyse est le lieu possible pour accueillir cette aporie d’un impossible espace et permettre à celui qui consent à apprendre de l’angoisse à ne pas céder à la panique » (MJL 80-81).

 

De cela, Yvette Goldberger en témoigne par sa pratique clinique au plus près de la présence de la mort chez ces enfants hospitalisés et de leurs « tentatives obstinées d’approcher un savoir sur le réel » (YG75) et en témoigne aussi par son cheminement subjectif et littéraire. Elle qui a « suivi jour après jour en lisant son journal le calvaire de la jeune Éva Heyman[3], parallèle à celui de [ses] pauvres grands-parents » (YG 123). Le lire ce journal. Yvette Goldberger écrit : « impossible pour moi désormais d’ignorer ces livres, impossible de détourner le regard. J’ai choisi au contraire, bien qu’il m’en coutât aller au bout » (YG 122). Aller à s’entendre nommer ses grands-parents morts à Auschwitz.

 

 

Les lire, s’enseigner

Nous pourrions nous essayer à dire que l’un des ouvrages est un témoignage, l’autre un manifeste. Cela serait ni tout à fait erroné, ni tout à fait satisfaisant. Par leurs sensibilités respectives, nos deux auteures accompagnées « des livres et des œuvres de tous ceux qui n’ont de cesse d’interroger et d’inventer un savoir y faire avec ce qui ne se représente pas » (MJL 21) ré-affirment l’offre de la psychanalyse et ses après-coups. Une vie « sous-tendu[e] par la poésie de la psychanalyse » (YG 214), une psychanalyse « qui permet de configurer quelque peu ce qui, étant soustrait, de structure, à la représentation, hante le moindre trait, le moindre mot et anime le parlant » (MJL 194).

 

Rassembler ces lectures enthousiasmantes des ouvrages de Marie-José Latour et d’Yvette Goldberger appelle pour conclure les mots de Nicolas Bendrihen. « La voie vers l’écriture, au sens de la littérature, pour […] permettre enfin que quelque chose s’écrive, au sens cette fois de la psychanalyse, soit qu’il y ait un effet réel sur son paysage intérieur[4]».

 

 

Kristèle Nonnet-Pavois 

 

 

 

[1] Y. Goldberger, Deuil à rebours, du deuil à la littérature hongroise en passant par la psychanalyse. M.J. Latour, Dessins et maux d’enfant, tous deux aux ENCL, Paris, 2023.

[2] P. Quignard, L’Enfant d’Ingolstadt, Paris, Grasset, 2018.

[3] É. Heyman, J’ai si peu vécu. Journal du ghetto d’Oradea, Éditions des Syrtes, 2013.

[4] N. Bendrihen « Se relier aux lettres », Mensuel 94, EPFCL, p.49-54.