Brève sur Beckett avec Lacan, de Dominique Marin, par Sophie Pinot
Brève à propos du livre : Beckett avec Lacan
de Dominique Marin, par Sophie Pinot
À la rencontre de qui ou de quoi allons-nous quand nous nous mettons à lire un livre ? À la rencontre de l’auteur ? De son propos ? De celui dont il parle ? Dans le cas présent, à la rencontre de Samuel Beckett et de ses personnages ? De Jacques Lacan ? De Dominique Marin, passeur du dire de ces deux grands noms ? La proposition de D. Marin est que l’un se lit avec l’autre. Beckett avec Lacan. De cette préposition, issue du latin, ab hoc, de là, quelque chose s’indique : que la lecture d’un auteur, de son propos, se fait avec un autre. Tout comme la lecture qu’un sujet peut avoir du monde ne se fait pas sans l’Autre.
Dans ce livre, Dominique Marin nous mène à la question du « discours intérieur auquel nul n’échappe [1] », cette « parole qui ne peut s’interrompre, car elle ne parle pas, elle est. […] Le poète [étant] celui […] qui lui a imposé silence en la prononçant [2] ». D. Marin nous rappelle que l’analyse, attention soutenue au discours intérieur, est concernée au plus haut point par l’œuvre de Samuel Beckett. Il nous mène ainsi à suivre ses paroles, ses écrits, ses avis, tels qu’il les formule. Non « abord exhaustif et critique de son œuvre, ni non plus […] approche clinique de l’auteur [3] ». Il s’agit plutôt de suivre l’artiste dans la voie qu’il fraye au psychanalyste pour penser le monde, l’analyste ayant la tâche d’éclairer ce que l’artiste réussit [4]. Dans son exploration des impasses et pouvoirs du langage [5], Beckett a expérimenté toutes sortes de dispositifs (récit, pièce musicale et radiophonique, roman, nouvelle, théâtre, poème) pour mettre en scène ce discours intérieur dans ce que le langage a d’impossible, impossible à représenter et impossible à dire. Lecteur attentif de Beckett, Dominique Marin nous propose aussi une lecture précise, critique et lumineuse des textes et thèses de Lacan. Si une analyse permet d’être attentif à son propre discours intérieur, si elle permet de se désaliéner des deux illusions que sont l’histoire et les possessions, elle mène surtout à l’écoute d’un dire inédit, dire porté par une (ou des) voix, dire qui a une efficace pour cerner ces bouts de jouissance qui parasitent l’existence du parlêtre. Atteindre un dire dégagé des mots qu’on nous a appris, auxquels on s’est fié, mais qui ne veulent rien dire [6], atteindre un dire présent à sa propre parole. Samuel Beckett s’astreint à cette discipline de creuser le langage, pour « atteindre à l’innommable de la parole [7] », atteindre le souffle nécessaire à toute parole. Le souffle, n’est-ce pas de là que vient la parole ? Le souffle qui fait silence à la parole ? Pour autant, comme le souligne D. Marin, « Avec Beckett, il ne s'agit pas de se taire mais de persévérer à dire. […] Continuer à dire tant qu'il y a des mots, même s'ils sont traîtres, même s'ils se montrent impuissants [8] ». Tout comme avec Lacan il s’agit de dire, pas sans l’indicible.
À la rencontre de qui ou de quoi allons-nous quand nous nous mettons à lire un livre, « partenaire muet [9] » ? N’est-ce pas à la rencontre d’un dire ? Pas n’importe quel dire, pas n’importe quelle rencontre. L’inédit d’une rencontre et des effets qu’elle produit, de ceux qui partent de là où on en est et qui mènent là où on ne s’attendait pas à aller. L’inédit de cette rencontre sera celle de votre lecture dans la façon dont vont résonner les mots de Samuel Beckett et ses personnages, les mots de Jacques Lacan, les mots de Dominique Marin lisant Beckett avec Lacan.
Sophie Pinot
[1] D. Marin, Beckett avec Lacan, Paris, Éditions Nouvelles du Champ lacanien, 2021, 4ème de couverture.
[2] Très belle citation de Maurice Blanchot qui introduit ce livre. Id., p. 9.
[3] Ibid., p. 19.
[4] Ibid., p. 54.
[5] Ibid., p. 153.
[6] Ibid., p. 63.
[7] Ibid., p. 34.
[8] Ibid., p. 152-153.
[9] Belle expression utilisée notamment par Suzanne Dow, dont D. Marin nous indique qu’elle a réintroduit le nom Beckett dans la liste des partenaires muets de Lacan. Ibid., p. 44.